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Au cœur de la foi : le don
Roselyne Dupont-Roc
« Si tu savais le don de Dieu... » (Jean 4,10). Une petite phrase profondément ancrée dans la mémoire et le cœur des chrétiens, au risque de se banaliser et de perdre son impact ! Elle met pourtant en place la vaste problématique du don, parfois mal reçu, mais toujours gratuit et surabondant.
De toujours à toujours, Dieu donne et ne cesse de donner. Nous n'avons d'idée de Dieu que parce qu'il nous donne. Le premier récit de la Genèse proclame la splendeur de la création offerte par Dieu à l'humanité en son commencement : « Dieu dit : ''Voici que je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre'' ... Dieu vit ce qu'il avait fait : c'était bon, très bon » (Gn 1,29 et 31).
Les psaumes chantent cet acte de donation continue par lequel Dieu assure en permanence la vie des plus humbles créatures. Trois fois par jour, le juif fidèle récite le psaume 145 : « Tu leur donnes la nourriture au temps voulu, tu ouvres la main, tu rassasies tout ce qui vit... » (Ps 145,15). Autrement dit, Dieu a en tout l'initiative et comble les hommes de ses dons : dons gratuits, dons gracieux. Qu'est-ce que cela signifie pour l'humanité qui les reçoit ?
Le risque de la relation
On le sait, et les chrétiens l'ont trop vécu, il y a une perversité possible du don : le don oblige, le don devient un dû. La figure du Dieu dont l'amour tyrannique engendre chez l'homme une dette infinie a quelque chose d'écrasant. L'être humain se sent alors lié par une obligation terrifiante dont il ne peut s'acquitter : beaucoup se sont révoltés contre ce Dieu étouffant et ont fini par le rejeter.
A l'opposé, la Bible connaît le thème du Dieu caché : un Dieu qui se retire, abandonnant le monde à sa propre logique. Mais alors, le don suppose-t-il l'effacement du donateur ? L'absence ou la rupture de toute relation ne manifeste-t-elle pas un manque de considération envers le bénéficiaire ? Inversement, un bénéficiaire qui oublierait totalement la réalité du donateur et la source du don ne révèlerait-il pas un manque d'humanité ? Où se situe la juste réception du don de Dieu ?
Des psaumes à la parabole du semeur, la Bible loue la générosité surabondante du don de Dieu : « Quelle profusion dans tes œuvres, Seigneur... La terre s'emplit de tes biens » (Ps 104). Or on ne peut parler de don que s'il y a relation, prise en compte de l'autre respecté, aimé. Le Dieu de la Bible est ainsi par essence même relation. A cet égard les récits de création sont très nets : le geste créateur consiste à poser l'homme me en face de Dieu, comme un partenaire à qui le monde est confié. « Donner, écrit Jacques Godbout, c'est prendre le risque de la relation. »
D'une certaine façon, le don de Dieu appelle nécessairement non pas une réciprocité, mais une réponse. Il suppose aussi de part et d'autre une vraie liberté. Dieu donne, mais il pose une limite à ce don, celle du respect mutuel. Pour rester relation, le don refuse la fusion : « De l'arbre de la connaissance, tu ne mangeras pas » (Gn 2,17). Le récit se poursuit rapidement par la montée du soupçon. Au cœur de la femme et de l'homme, le doute fissure la confiance : et si le don de Dieu était pervers ? Le serpent est celui qui construit une image perverse du donateur, une image qui envahit alors le texte biblique comme si elle occultait dans le cœur et la parole des hommes toute autre image de Dieu. L'homme projette sur Dieu son soupçon : « Le Seigneur Dieu dit : ''Voici que l'homme est de - venu comme l'un de nous... Main te nant qu'il ne tende pas la main...'' Le Seigneur Dieu expulsa l'homme du jardin... » (Gn 3,22-23). Plutôt que de recevoir le don de Dieu, les hommes ont voulu devenir par eux-mêmes « comme des dieux », ils ont refermé la main sur le don, refusant d'en reconnaître la source.
Le refus de la reconnaissance
Cette brève lecture nous renvoie à l'un des plus grands commentaires de ce texte de la Genèse dans la Bible elle-même : celui du premier chapitre de l'Epître aux Romains.
Paul rappelle d'abord qu'une vraie con naissance de Dieu est offerte dans la création à l'intelligence humaine. Mais l'être humain est incapable de mettre son existence et sa volonté, son « cœur », en accord avec cette connaissance. Bien qu'il ait découvert la richesse du don de Dieu, il n'entre pas dans une véritable « re-connaissance », au double sens du terme. En effet, connaître Dieu en vérité, c'est le reconnaître comme créateur, mais c'est aussi passer de la connaissance à la reconnaissance en le glorifiant et en lui rendant grâce (Rm 1,19-31).
Au lieu de cela, les hommes ont prétendu se fier à leur propre sagesse, à un savoir qui se fonde uniquement sur eux-mêmes, et ils ont sombré dans les ténèbres de leur propre folie. En refusant de reconnaître qu'elle reçoit tout de Dieu, la sagesse des hommes est devenue folle, elle a perdu son pôle et sa direction. Affolée et dévoyée, elle a immédiatement engendré l'idolâtrie.
A l'arrière-plan de la réflexion de Paul, il y a une méditation sur Genèse 1,26- 27 : au lieu de reconnaître l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, les êtres humains ont fait Dieu à leur propre image ; ils ont échangé la gloire de Dieu contre des idoles, « la ressemblance d'une image d'homme corruptible » (Rm 1,23). Ils ont fait Dieu à l'image de l'homme, et même à l'image des animaux. Paul songe ici au récit du veau d'or : « Ils changèrent leur gloire [Dieu] pour la ressemblance d'un veau mangeur d'herbe » (Ps 105,20).
Dans son refus de dépendre d'un Autre, l'homme se recherche lui-même. La raison qui a perdu son orientation se referme sur elle-même : recurvatus in se, selon le mot de saint Bernard. L'homme finit par s'adorer lui-même, « la créature au lieu du créateur » (Rm 1,25). Dès lors, en voulant mettre la main sur tout, l'homme détruit l'autre qu'il do mine et exploite. Le châtiment apparaît comme la rupture des relations justes entre les hommes. La convoitise, le péché par excellence, est bien le refus de se reconnaître créature limitée. Domine le désir de tout accaparer, la volonté de mettre la main sur le frère, de s'emparer de lui et d'en faire son « objet ». La non reconnaissance de Dieu détruit le tissu des relations humaines et conduit à la mort.
Le don jalousé
Cela nous invite à un retour sur nous-mêmes et sur notre façon de recevoir et de donner - la vie pour commencer -, en refusant le soupçon et la jalousie. Ne pas penser le don comme un dû suppose que nous renoncions à la comparaison et que nous ne considérions pas l'inégalité des conditions comme un prétexte à la jalousie, à la rancœur ou à la haine, mais comme un appel à partager.
Le récit de la Genèse se poursuit par l'énigmatique choix opéré par Dieu entre les deux frères Abel et Caïn (Gn 4). Pourquoi les offrandes (les dons !) de l'un sont-ils agréés par Dieu et non ceux de l'autre ? C'est du moins la lecture qu'en fait Caïn. On pourra toujours chercher des raisons psychologiques ou sociologiques, la force du récit est de n'en pas donner. La juste attitude ne consiste pas à fouiller dans le passé pour découvrir la source des inégalités, mais à regarder l'avenir et à inventer la possibilité d'une relation et d'un partage, dans une démarche d'accueil et de respect qui met fin au soupçon. Caïn refuse cette possibilité et tue son frère. Mais pourquoi pense-t-il que Dieu n'agrée pas ses offrandes ? N'at- il pas largement bénéficié aussi, autrement peut-être, de la bonté de la vie ? Le don suppose d'être accueilli dans une véritable reconnaissance, or la reconnaissance ne signifie ni réciprocité ni égalité.
Dieu ne demande pas à l'homme plus qu'il ne peut : il donne et laisse libre, il donne à l'homme d'être libre. Ainsi, lorsqu'il se tourne vers Dieu en reconnaissant sa dépendance, l'homme se reconnaît le bénéficiaire d'un don qui lui confie l'univers et qui l'ouvre à une liberté inouïe. Il n'est plus alors question de soupçon mais de confiance. Dieu donne largement à celui qui accueille ce qu'il reçoit comme grâce et non comme dette.
Don de l'Esprit
Dieu s'en remet donc totalement à notre liberté. Cela étant, ne risquons-nous pas d'oublier à bon compte le donateur ? Le Nouveau Testament révèle que Dieu, en nous donnant son Fils pour que nous vivions libérés de la volonté de puissance et de la violence, est allé à l'extrême de cette confiance qu'il porte à l'humanité. Entièrement remis entre nos mains, il est Dieu qui se donne et se communique à notre humanité. Mais la possibilité de l'accueillir sans en être écrasé, ou sans le refuser, nous vient elle-même - encore ! - du don de Dieu, de ce don qu'est en nous son Esprit. Car Jésus meurt en donnant aux hommes son Esprit, en leur donnant son Eglise.
Le don ainsi reçu constitue l'homme dans sa responsabilité. Nous sommes investis d'une liberté et d'une responsabilité que l'Esprit de Dieu, l'Esprit d'amour, guide et conduit. Dès lors, nous pouvons reconnaître le don de Dieu dans chacun de nos frères - « le plus petit d'entre les miens » (Mt 25,40) - qui nous est donné à aimer, et à qui nous sommes donnés comme frère. L'humanité peut ainsi entrer dans une nouvelle économie, qui est celle de la circulation des dons, et accéder à une surabondance inimaginable...
On nous reprochera sans doute d'oublier la dureté du réel pour un rêve naïf... mais le chrétien sait bien que le don de Dieu passe d'abord par la croix. Le vocabulaire du « don » (didômi) dans le Nouveau Testament s'accompagne d'ailleurs de celui de la « livraison » ou de « l'abandon » (paradidômi) : « Le Seigneur Jésus Christ s'est donné pour nos péchés... lui, le Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi », écrit Paul (Ga 1,4 et 2,20).
Il y a, dans le mouvement même du don, une confiance faite aussi à ceux qui n'accueilleront pas, et la possibilité du refus : la possibilité de la mort violente que Jésus a acceptée. Le Fils s'est remis totalement entre les mains des hommes, parce qu'il était totalement remis à la volonté du Père. Au-delà de la violence et du refus des hommes, Jésus a remis le pardon entre les mains du Père, et Dieu a transformé le don en pardon, surabondance et excès d'amour.
C'est de son abandon, de sa pauvreté que Jésus nous a rendus riches (2 Co 8,9). L'appel pressant de Paul aux chrétiens de Corinthe n'a d'autre fondement ni d'autre argument que celui du Christ qui donne sa vie pour nous. Qu'est-ce donc alors qu'être riches ? Savoir accueillir, reconnaître et partager.
L'alchimie de la louange
Telle est la grammaire du don que l'Ecriture nous livre. Celui qui sait en - tendre et porter en soi la question : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » (1 Co 4,7) pourra entrer dans le chemin de la reconnaissance, dans le concert de la louange. Louer Dieu qui donne sans cesse et se donne. La louange nous en opère tout un travail de transformation et d'humilité. Elle opère aussi un retournement vers les autres. D'abord parce qu'on ne loue pas tout seul, ensuite parce que la surabondance du don de Dieu pousse à partager, à donner à notre tour. Tous les domaines de l'existence humaine sont ainsi concernés : les relations amicales, amoureuses, familiales, sociales, économiques et politiques.
Le don de Dieu accomplit son œuvre en nous, si nous acceptons de regarder l'autre comme celui qui nous est donné à aimer, mais aussi et d'abord comme celui qu'il nous est donné de rendre libre. Tel est le régime chrétien du don : régime de gratuité et de surabondance. Donner en se retirant assez pour que l'autre devienne libre d'être lui-même et d'agir ; libre de louer, libre de donner à son tour, et libre aussi de ne pas reconnaître. Le régime du don nous invitera alors à remettre entre les mains de Dieu jusqu'à notre incapacité à pardonner : « Père, pardonne-leur... » (Lc 23,34).
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